Anastasya avait vécu une période pendant laquelle elle avait pour religion de ne pas se prendre la tête. Elle avait gardé une vague admiration pour les gens qui parvenaient à vivre de cette manière. Dans son cas, cette phase avait commencé à l'âge de 14 ans et fini lorsqu'elle en eut 18. Un peu de maturité s'était installée et Anastasya était devenue une femme, et pas une enfant dans un corps d'adulte. Elle avait admis le fait que pour être heureuse, il fallait un minimum de contrôle et d'ordre. On avait beau s'imaginer que la liberté, c'était s'auto-dispenser de toutes règles. Elle avait appris avec le temps que la liberté, c'était sélectionner un certain nombre de règles indispensables qui conduisaient au bonheur. Un monde sans règles est une pure anarchie, et qui pourrait se sentir comblé dans un tel monde ?
Anastasya avait donc grandi, avait trouvé l'âme sœur, et s'était posée avec celui qui la rendait heureuse. Tout ça sans s'imaginer qu'un jour, sa vie tranquille risquait d'accueillir un élément perturbateur. C'était cruel et insensé de considérer Eleanor comme tel, mais en posant un regard objectif sur la situation, on n'en était pas loin. Eleanor n'était pas une sorte de bactérie venue contaminer la vie paisible d'Anastasya. Elle était plus que ça, et c'était peut-être bien ça le problème. Depuis cette première fois avec Lea, Anastasya ne voyait plus son couple de la même façon. Elle se disputait plus souvent avec Jake, les deux conjoints n'étaient plus tout à fait sur la même longueur d'onde. Elle n'était plus aussi satisfaite qu'avant.
Mais Lea, elle était une vague de fraicheur. Un tourbillon, en quelque sorte. Un raz-de-marée. Anastasya n'avait jamais été particulièrement sensible à la météo des hormones, mais il faut dire que cette fois-là, le vent l'avait frappée en plein visage. Elle avait été aveuglées pendant longtemps, ne réalisant pas que quelque chose se passait en elle. La limite entre l'amitié et l'amour, ou l'attirance, était difficile à localiser. Mais toit avait été si facile un soir, le fameux soir. Tout était devenu plus clair. Bien entendu, une fois la chose terminée, la culpabilité se mit à envahir Anastasya. Comment avait-elle pu ? Quel genre de personne était-elle devenue ? Puis elle avait compris que tout avait un sens. Elle avait fini par admettre, assez rapidement, qu'elle avait envie de passer du temps avec Lea. De faire des choses avec Lea. De se sentir bien avec elle et de ressentir du plaisir avec elle. Anastasya avait arrêté de réfléchir pour se concentrer sur ses émotions, sur ce que ses sens lui dictaient. Elle n'avait pas pour autant fait la paix avec elle-même. Elle ne savait toujours pas pourquoi et comment. Elle n'avait aucune idée de ce qui était en train de se passer. Elle suivait son instinct et ses émotions sans réfléchir. C'était tellement loin de ce qu'elle connaissait, elle, la fille rationnelle et réfléchie.

Ce lundi matin n'était pas différent des autres. Elle se prépara en vitesse et mangea un croissant. Elle sortie promener Cody, son chien, puis se rendit au café avec cinq minutes d'avance. Lorsqu'elle arriva, Tony et Eleanor étaient déjà là. Chacun vaquait à ses occupations. Anastasya eut le temps de déposer ses affaires en vitesse et d'enfiler un tablier. Lorsque Tony lui demanda d'aller aider Lea, cette dernière se braqua sans même lever le regard. Celui d'Anastasya se posa sur sa collègue, qui lui tournait le dos. Elle ne put s'empêcher de laisser un petit sourire atteindre ses lèvres. « Je compte sur toi pour la rendre plus sociable avant l'arrivée des clients » chuchota Tony à l'oreille d'Ana, ne retenant pas un sourire à son tour. Elle hocha la tête et prit un des torchons sur le bar. Anastasya s'approcha de sa collègue et passa le torchon sur la surface humide que Lea venait de nettoyer. « Alors, comment étaient tes jours de congés ? » Elle leva les yeux brièvement, puis reprit son activité. Elle était consciente que Lea et elle étaient incapables de rester en froid très longtemps, et ne craignait donc pas le fait de se lancer sans employer de pincettes. « Tu t'es bien amusée ? » Anastasya savait que Lea jouait au football et qu'elle s'était absentée pour pratiquer son sport. Ça ne l'empêchait pas de tâter le terrain.

Anastasya se sentit mal à l'aise immédiatement. Lea était distante et faisait en sorte de ne pas l'approcher. Lorsque Ana fit un pas vers elle, sa collègue s'éloigna. Elle resta plantée pendant un court instant, déstabilisée. Lea répondit à sa question, mais ce fut sec, presque tranchant. Anastasya avait beau jouer la dure, elle avait des sentiments. Sa relation avec Jake l'avait rendue sensible, il faut croire. Six ans de relation, ce n'était pas rien. Il y avait eu des hauts et des bas, ils s'étaient séparés puis remis ensemble quelques fois. Rien de bien spécial. Ils formaient un couple banal et représentatif de leur génération. Peut-être que Anastasya devrait se sentir honteuse de risquer de tout gâcher pour une fille qui l'avait sortie de son train-train à mourir d'ennui. C'était sans doute que ça, après tout. Un plan cul qui prenait un peu trop d'ampleur. Elle cherchait peut-être juste quelque chose de différent. Elle voulait être surprise. Elle voulait essayer. C'était compréhensible. Qui ne voudrait pas essayer avec une fille comme Eleanor ?
Anastasya se dépêcha de sortir cette pensée de son esprit. La question de Lea la ramena à la réalité. Celle-ci était teintée de dégoût pour Jake. Ana pouvait comprendre. Elle le pouvait totalement. Il faut avouer que dans cette histoire, elle était loin d'avoir le beau rôle. Elle et ses principes. Depuis quand est-ce qu'elle cédait à ses pulsions, même quand celles-ci allaient à l'encontre totale de ses valeurs ? Depuis l'arrivée de Lea dans sa vie, il faut croire. « Il va bien » répondit-elle sans détailler, en espérant pouvoir expédier la question aussi rapidement qu'elle était venue. La réalité était quelque peu différente, étant donné que Jake et elle s'étaient encore disputés pour des broutilles. Elle était persuadée que c'était normal et que ça passerait. Ses parents avaient eu des phases pendant lesquelles ils entraient en conflit sans arrêt. Mais ils s'étaient aimés jusqu'au bout et sans jamais faillir. C'était si bête de penser ça alors que Lea, sa maîtresse, était juste là, comme réelle preuve que son histoire avec Jake ne serait plus de tout repos.
Elle avait pensé pouvoir se débarrasser du sujet, mais Eleanor revint à la charge, et ce avant de lâcher un rire court et presque discret. Anastasya ne répondit pas, trop occupée à se remémorer son week-end. Elle suivit Lea des yeux, ne dit rien après s'être faite bousculer, puis se mordit la lèvre en la voyant se diriger vers le bar. Anastasya connaissait bien sa collègue. Elle savait comment elle fonctionnait, ses mimiques ne lui étaient pas étrangères. Eleanor s'était mise à laver des verres qui avaient l'air plutôt propres, pour être tout à fait honnête, mais Anastasya ne le lui fit pas remarquer. Elle était trop occupée à se souvenir de la nuit passée avec Jake pendant laquelle elle n'avait pas arrêté une seule seconde de s'imaginer que c'était Eleanor avec elle. Que c'était son corps contre le sien. Comment pouvait-elle avoir une vie de couple normale si elle pensait à sa collègue pendant qu'elle faisait l'amour avec son copain ? Elle paniqua, pendant quelques secondes. Confrontée à ses sentiments qu'elle ne savait pas gérer.
Lorsque les tables furent sèches, elle rejoignit Eleanor et rangea dans le placard les verres que la jeune femme venait de nettoyer. « Pour être honnête... Pas vraiment, non » osa-t-elle offrir comme réponse, sur un ton assez bas. Comme si elle-même ne pouvait pas admettre ce qu'elle était en train de penser. Mais Lea n'était pas seulement un plan cul, elle n'était pas seulement sa maîtresse. Elle était aussi sa collègue et son amie. Anastasya se rattrapa sans perdre de temps. « Mais j'ai pas envie d'en parler » ajouta-t-elle d'une traite. Elle aurait aimé en parler, mais pas à Lea. C'était bien trop étrange. Elle n'allait pas lui étaler ses problèmes de couple. Qu'est-ce que ça pouvait bien lui faire, de toute façon ?
Ana se baissa pour ranger la vaisselle dans un placard qui se trouvait sous le comptoir. La proximité soudaine avec le corps de Lea la fit baisser les yeux et lui demanda une concentration extrême pour ranger ces foutus verres et ne pas penser à autre chose. Comme par exemple cette fois-là chez Eleanor, sur son canapé... Se redressant, elle se racla la gorge. « Tu sais où sont les torchons propres ? » Question anodine, destinée à détendre l'atmosphère, ou encore les tensions intérieures qui déchiraient Ana à cet instant précis.

La proximité avec Lea mettait Anastasya mal à l'aise. Elle ne cessait de se souvenir de la dernière fois où elles avaient été si proches. Il faut dire que cette fois-là il n'y avait pas deux couches de vêtements pour les séparer. Mais tout de même, le fait de la savoir juste là rendait les choses extrêmement difficiles. Lea lui indiqua l'emplacement des torchons et en attrapa un. Il se retrouva entre les mains d'Ana, et son regard croisa celui de sa collègue. Elles restèrent ainsi quelques secondes. Ah ces yeux, Anastasya s'y était déjà perdue plus d'une fois, aussi pathétique que cela puisse sembler. Chaque fois avait été une fois de trop. Un pas de plus vers sa perte. Elle était dans une sale situation, elle en avait totalement conscience. Mais Ana ne pouvait faire une croix sur Lea. Peut-être qu'elle en était tout simplement incapable... Ou alors elle n'en avait simplement pas envie. Lea lui apportait du bonheur et du plaisir. Elle lui apportait ce que Jake ne pouvait pas lui donner. Ca ne signifiait pas qu'elle n'aimait plus Jake. C'était juste un constat qui affirmait que tous les êtres humains ont une limite. Elle avait trouvé celle de Jake. Elle ne ferait pas de croix sir lui non plus. Elle l'aimait, elle en était sure. Leur histoire avait traversé beaucoup d'épreuves. Ana se faisait trop confiance. Elle s'imaginait qu'il serait possible de vivre comme ça. Lea d'un côté, Jake de l'autre. Bien sûr, c'était toxique, pour elle-même et pour eux. Lea devait souffrir, elle espérait bien que Lea en souffrait. Ce serait la preuve que cette histoire entre elles comptait vraiment. Anastasya n'était pas certaine que ce soit le cas.

Lorsque la voix de Lea se fit entendre à nouveau, Ana leva les yeux vers elle. Son amie se mordillait la lèvre. Elle n'attendit pas de détails de la part de Lea et répondit « Oui bien sûr » à sa première question. Lorsque Lea posa sa question, Anastasya resta plantée comme une imbécile, sans rien dire. Elle ne s'attendait pas à ça. Pas du tout. Okay, elle aurait sûrement du s'y attendre. Lea n'était pas du genre à tenir en place et à attendre que les choses se passent. Pas lorsqu'ils s'agissait de sa vie sentimentale ou sexuelle ou peu importe comment on voulait appeler ça. Un rendez-vous. C'était du foutage de gueule. Ana risquait de se faire prendre par Jake et voilà que l'autre décidait d'aller se satisfaire ailleurs. Anastasya sentit l'énervement monter en elle. Elle se concentra sur l'eau qui coulait du robinet et parvint à apaiser sa colère naissante. Certes, elles ne s'étaient rien promis. Pas d'exclusivité ou de fidélité ou de sentiments. Mais Ana avait su espérer. Elle s'était fait un tas de films qu'elle n'avouerait sans doute pas. Mais elle se les étaient tout de même faits. Lea poursuivit. Mais qu'est-ce que Ana pouvait bien en avoir à foutre que ça lui manquait ? Elle avait envie d'être la seule personne qui lui manquait. Ana était tellement égoïste. Elle savait bien que la connasse de l'histoire, c'était elle et personne d'autre. « Et uhm... tu peux pas la voir un autre jour ? » répliqua-t-elle. Ça dérangeait énormément Ana de remplacer Lea pour qu'elle puisse se taper une autre fille. « Parce que Jake voulait m'emmener quelque part ce soir » C'était seulement à moitié faux. Il voulait effectivement l'emmener quelque part. Mais elle avait dit non. Elle n'était pas d'humeur et préférait largement rester dans l'appartement en pyjama, devant la télé. Anastasya était une personne profondément gentille. Mais il ne fallait pas abuser de sa bonne volonté. Il y avait des limites, et Lea avait l'air de vouloir les franchir. En plus de cela, Ana tenait beaucoup à son soir de libre. Si Lea avait des problèmes pour organiser son emploi du temps, ça ne la regardait pas. Elle était une grande fille après tout, elle pouvait prendre soin d'elle-même sans le soutien et l'aide des autres. Un rendez- vous, ça se reporte. « Je suis sûre que tu peux déplacer le rendez-vous » fit Ana avec honnêteté, un petit sourire sur les lèvres. « Elle comprendra » ajouta-t-elle, en parlant de la chanceuse qui était censée passer la soirée avec Lea. Anastasya se détestait tout à coup pour son comportement. Trop possessive, trop jalouse. Lea était à elle, aussi flippant que ça puisse paraître.

Pour être tout à fait honnête, Anastasya ne se reconnaissait plus. Elle était toujours pleine d'assurance, savait s'exprimer sans jamais douter de ce qu'elle avançait. Elle était capable de réduire n'importe quel argument en poussières. Mais face à Lea, elle perdait le fil. Elle semblait désespérée. Bien évidemment, ce n'était pas le mot qu'elle emploierait, beaucoup trop fière pour ça. Mais elle s'accrochait bien à Lea comme à une bouée de sauvetage. Destinée à la sauver de quoi ? De Jake ? Oui d'accord, ils avaient des problèmes, mais pas à ce point. Ce dont elle avait besoin d'être sauvée, c'était de son ennui. De sa vie de couple plate et pathétiquement banale. De son job sans saveur et de son quotidien répétitif et trop peu excitant. Elle avait passé des années à voyager. Etre posée dans une ville avec un copain qu'elle connaissait par cœur, ce n'était peut-être plus trop son truc. Ils avaient été ensemble pendant 6 ans. Elle avait bien le droit d'être lassée de ça, après tant d'années. C'était normal, non ? Honnêtement, combien de personnes pouvaient se poser avec leur amour d'université et tenir comme ça sans aller voir ailleurs une seule fois ? Ana espérait ne pas être la seule dans son cas. Alors oui, peut-être qu'elle était un peu désespérée. Et peut-être que Lea lui apportait ce qu'elle n'avait pas eu depuis des années. De la jeunesse, du risque, de la nouveauté, ... de la féminité. Lea était une vague de fraicheur et Ana ne la laisserait pas s'échapper.

Dès que Lea reprit la parole, Ana s'efforça d'arborer un visage dur comme la pierre. Elle ne savait pas gérer ses sentiments ou contrôler ses émotions, et de peur de laisser quoi que ce soit paraître, elle préférer tout enfermer en elle-même. Elle ne voulait pas faire plaisir à Lea en lui montrant ses faiblesse et en se dévoilant à elle. Elle n'allait pas lui ouvrir ainsi la porte vers tous ses secrets. Ce serait bien trop facile de tout utiliser contre elle par la suite. Elle prit donc la réponse de Lea avec un visage en béton armé et des yeux qui - elle l'espérait fortement - ne la trahissaient pas. Sa frustration ne devait pas être visible. Elle répondit au sourire de Lea par le même sourire (faussement) enthousiaste qui prenait la moitié de son visage. Son for intérieur priait pour que cette autre fille tombe malade, ou pour qu'elle soit en colère et décide de ne plus parler à Lea. Pour qu'elle soit retenue par un patron qui en demande beaucoup trop ou pour qu'elle se retrouve coincée dans un embouteillage. Elle croisait mes doigts pour qu'elle se perde dans une forêt en n'en trouve jamais la sortie. C'était parfois terrifiant de constater le nombre de pensées cruelles qu'on pouvait cacher derrière un sourire. Anastasya se détestait pour son égoïsme et sa jalousie. Mais au final, autant accepter ces quelques défauts et faire avec. Ana était du genre déterminée et ambitieuse, et ça c'était une part de sa personnalité qui se disparaissait jamais vraiment. En gros, elle faisait de son mieux pour se débarrasser de ce qui se trouvait sur son chemin. Elle faisait tout pour arriver à ses fins. Heureusement, elle avait un minimum de contrôle sur son impulsivité. Elle réfléchissait avant d'agir et n'allait certainement pas sauter sur cette inconnue et la menacer de mort si elle osait revoir ne serait-ce qu'une seule fois Lea. Ou peut-être le ferait-elle, qui sait... ? Malheureusement, cette fille avait l'intention de passer voir Lea le soir-même. « Parfait » répondit Ana, la voix forte et assurée. Elle s'était reprise en mains et n'allait pas se laisser marcher sur les pieds. Si Lea avait le droit de la rendre jalouse comme ça et de lui exposer ses plans, elle ferait de même. Surtout que la jeune femme lui tendit une perche qu'elle s'empressa de saisir. Elle lui adressa un sourire et un regard amusé et répondit. « Il va m'emmener au restaurant, puis au ciné » fit-elle avec l'excitation d'une gamine de 5 ans. « Et on va finir la soirée chez nous, tous les deux » Elle savait très bien ce qu'elle insinuait et elle espérait que Lea le savait aussi. Baissant la voix, elle s'approcha de sa collègue comme pour lui dire un secret et lui confia la suite. « Il m'a acheté de la lingerie super sexy la semaine dernière. Je compte bien la porter » C'était vache, c'était même très vache. Mais elle s'en moquait complètement. Ana n'était pas quelqu'un qu'il fallait trop pousser, et son côté jaloux avait vite fait de prendre le dessus sur ses bonnes intentions.