Déjeuner avec ta mère. Ton quotidien se situe entre ton boulot et tout ce temps que tu passes avec ta mère. Tu la chéries beaucoup. Trop peut-être. Tu sais qu'elle sera bientôt plus là. Alors tant pis, rien n'est trop beau pour elle. Alors que n'importe quel garçon de ton âge aurait coupé le cordon ombilical depuis longtemps, t'as encore besoin d'elle. Elle aussi, elle a besoin de toi. Elle sait quasiment plus rien faire d'elle-même. Mourante. Vos conversations restent pourtant animées. Dans votre langue natale, vous piaillez de bon coeur. Vous parlez pas de tout ça, de la mort qui s'invite petit à petit chez vous. Tu préfères pas. T'as toujours le coeur lourd quand tu repars au boulot. T'as pas le choix. Ta mère va arrêter de vivre mais toi, t'es bien obligé de continuer à le faire. Y'a une pile impressionnante de papiers sur ton bureau, des dossiers que tu devrais étudier. Tu prends d'ordinaire ton travail au sérieux mais là, t'en as pas envie. Tu les mets de côté histoire de pas les voir, de pas avoir besoin de culpabiliser. T'es là, dans ton fauteuil, le regard qui se ballade sur ton bureau. Une photo de ta mère, une statuette de la vierge. Plus t'affiches tes croyances, plus t'as l'impression que les gens vont croire que t'es irréprochable. Mais tu l'es pas. Dieu a pas gâté tous ses enfants, le salaud. Tu soupires, cherches une aspirine. T'en mènes vraiment pas large en ce moment. Tu dors plus. Sans compter tes excursions nocturnes dans cet hôtel. T'es rongé par la honte et la culpabilité. Tu te détestes. Oh oui, tu te détestes. Si seulement tu pouvais trouver une jolie petite femme, l'épouser et lui faire de beaux petits enfants. Tout serait plus simple. Tu serai à ta place et ta mère serait follement heureuse. Seulement tu peux pas. T'es trop déréglé pour ça. Un bruit, ton regard se lève sur la porte d'entrée. Dmitri. Qu'est-ce qu'il fait là? Peut-être bien qu'il avait encore fait une connerie. Bizarrement, t'as ta petite idée là-dessus. « Salut » dis-tu, un sourire apparaissant sur ton visage à la vue du jeune homme. C'était devenu ton ami. Comme quoi.

Vous avez l'air tellement différents tous les deux. Toi et tes inséparables costumes. Lui et son look à l'arraché. Tu l'avais pas choisi ce client. Lui non plus t'avait pas choisi. Et pourtant, ça marchait bien vous deux. Il s'assoit, tu mouftes pas. Déjà qu'il avait pas toqué, c'est pas maintenant que tu vas faire des manières. Il se faisait chier. C'est donc ça. C'est bizarre, tu mettrais ta main à couper qu'il encore scolarisé ce gosse. Sûrement qu'il sèche, ça t'étonne pas. Tu dis rien. T'es son avocat, pas sa mère. Ton rôle c'est de limiter la casse quand il fait de la merde. Autant dire que t'es souvent là à nettoyer derrière lui. Il s'en tire bien. T'es fort avec tes jolis mots et ta manière de faire passer ce pitbull enragé pour un bichon abandonné de tous. T'as fini par t'y attacher. A ta façon. Il est jeune Dmitri. Complètement paumé aussi. Tiens, tu penseras à prier pour lui à l'occasion. Il aurait bien besoin d'un petit coup de main du bon Dieu. Tu sais qu'il est pas encore un cas désespéré. « Tu peux rester, c'est bon. » Tu te lèves, ouvres une des fenêtres du bureau. T'es pas contre une cigarette toi aussi. Finalement, tu te rassois et sors d'un des tiroirs de ton bureau un cendrier. De ta poche, tu tires ton paquet de cigarettes. Tu sors une clope, l'allumes et la savoures comme si c'était la dernière. Ton attention se reporte sur Dmitri. Sacré Dmitri. Tu sais qu'il a encore fait une bêtise, tu l'as croisé ce gamin avec sa canne. T'as entendu des trucs. Tu te doutes bien que y'a ce petit con derrière tout ça, Ulysse. Si Dmitri est impliqué? Sûrement. Ils sont souvent fourrés ensemble ces deux-là, son nom est pas mal ressorti dans toutes les conneries que t'as déjà traité. Tu tires à nouveau sur ta clope, observes ton petit protégé. Enfin, pas si petit que ça. « Alors, on est resté sage ces derniers temps? » avais-tu demandé avec ton accent espagnol et un sourire narquois. Avec ou sans cette histoire d'aveugle, t'es prêt à parier que non. Il tient pas en place ce garçon, âme torturée. T'as jamais été aussi turbulent toi, non. Fils à maman. A part pour ce qui est de tes déviances sexuelles que tu n'expliques pas, t'es digne d'un saint. Dmitri est pas à sa place ici, dans ton bureau bien rangé. Il fait tâche dans ce tableau parfait, dans le mensonge que t'as fait autour de ta vie pour être "comme il faut". C'est bien tout ce qui importe, non? Être convenable. Aux yeux de Dieu, aux yeux de ta mère.

Au final, toi non plus, tu te sens pas à ta place ici. En apparences, tu parais être en parfaite adéquation avec ce que tu fais de ta vie. Mais tu ne l'es pas. Tu devrais être content de tout ça. Ta belle gueule, ta carrière fructueuse, les sourires de ton prêtre et l'amour inconditionnelle de ta mère... C'est pas le cas. Tu survis. Tu mènes une guerre envers toi-même, tu veux être cet homme à qui tout sourit. T'essayes fort. Tellement fort qu'autour de toi tout le monde y croit. En attendant, toi, tu crèves à petit feu. Torturé par les mêmes questions, angoissé par le moindre faux pas que tu pourrais faire. Tu te déçois. Mais ça pourrait être pire. On pourrait être au courant de ce que tu fais dans cet hôtel. Tu décevrais tout le monde. T'oses à peine y penser. Pourvu que ça s'arrête vite. Evidemment ça va s'arrêter. Tu vas devenir normal, c'est qu'une question de temps. T'es patient. Après tout, t'es pas un monstre. Dmitri attrape ta statuette sacrée. Tu laisses faire. Tu l'observes sans rien dire. Pourquoi faire? C'est pas comme s'il allait la casser. Et puis ça te fait sourire. Ouais, c'est carrément marrant. C'est presque surréaliste comme scène. Tu souris. « Ça va très bien comme ça. » Tu tires sur ta clope, expires la fumée. T'hésites. C'est pas que t'es curieux... Un peu quand même. Dans le pire des cas, on mettra ça sur ta conscience professionnelle. On t'a dit deux-trois trucs. T'aimerais avoir sa version des faits. Il sait forcément quelque chose. Tu poses ta cigarette dans le cendrier, cherches le regard de Dmitri. « Ce gamin qui est devenu aveugle... Tu sais quelque chose toi? » Tu sais pas à quel point le terrain est glissant. Si tu sais qu'il y a quelque chose qui se trame, t'as absolument aucune idée de la gravité de ces choses. Si tu savais seulement...

T'écoutes Dmitri rire avec un sourire amusé sur le visage. Ça dure pas longtemps, ton sourire disparait rapidement. Mais c'est rare. Encore plus venant de ta part. Quand est-ce que tu ris toi? T'as beau réfléchir, tu vois pas à quel moment de la journée tu t'amuses. Sûrement parce que tu t'amuses pas. T'es trop occupé avec tes piles de papiers et tes tourments. Et puis, t'as pas vraiment de gens autour de toi. Faut le dire, à part ta mère, t'es seul. Aidan compte pas, évidemment. Quant à Dmitri, c'est différent. Tu saurais pas expliquer la nature de votre relation. De l'amitié sûrement. T'en sais trop rien. En fait, le seul truc que tu sais, c'est que son cas t'importe. C'est pas de la curiosité, tu penses pas de Dmitri que ce soit une bête de foire. T'es juste empli de bienveillance quand il s'agit de lui. Peut-être que t'as su voir à quel point il était démuni. Une espèce d'intuition. C'est pas qu'un cas social Dmitri, c'est un gamin totalement paumé. Sa réponse met du temps à te parvenir. C'est pas qu'il hésite, il semble plutôt réfléchir. Ça t'intrigue encore plus et, à ce moment-là, t'es sûr qu'il est impliqué quelque part là-dedans. Mais tu dis rien? Pourquoi faire? Il veut pas t'en parler. « Pas que je sache. » réponds-tu en écrasant à ton tour ta clope dans le cendrier. Tu reposes les yeux sur Dmitri, devines que ta réponse doit le rassurer. « T'as une idée de pourquoi on lui a fait ça? » T'as rarement vu quelqu'un de plus inoffensif. Incapable de faire de mal à une mouche ce gamin. Alors pourquoi? Y'a bien quelque chose qui te vient en tête mais tu la retiens. Tu te sens coupable de penser à ça. Ça te rappelle que... Non. Rien.

T'es même pas venu pour faire la discussion. T'es pas venu mais tu dis pas non. C'est pas que t'aimes pas ça discuter, c'est juste que tu sais pas bien comment on fait pour parler. T'es pas du genre à rester assis des heures à converser, tu sais pas tellement faire, désolé. Mais t'es là alors tu le laisses faire, tu restes tranquille sur ta chaise, avachi sans honte devant son bureau trop bien rangé. Il est là bien habillé, bien coiffé, bien assis, dans sa vie t'es sur qu'il contrôle tout et que n'importe quel écart chez lui doit être mal vécu. Toi c'est sans doute le contraire. Enfin bon ça t'étonnes pas. Ca se voit à votre gueule que vous êtes différent. Tellement.
Il se met à parler de l'incident de Victor, toi ça te fait réagir de suite mais tu le cache aussi bien que tu peux. T'essayes de rester serein même si cette connerie t'en empêche constamment. Quoi tu t'en fais pour Lys' c'est tout, tu veux pas qu'il aille en taule, rien de plus. Rien de plus ? Tu stoppes tes pensées, tu vas pas encore dégénérer. "Pas que je sache." Pas d'enquête. Il a pas porté coupable le pédé ? Tu restes silencieux hochant la tête d'une mine faussement désintéressé. Bien au moins t'es plus ou moins fixé. Tu te dis qu'au moins ton pote risque rien, qu'il ne se passera rien. Que Victor doit pas ouvrir sa gueule, tu sais qu'en plus s'il le fait tu seras obligé de te venger de la part de Lys, alors tu veux pas. Qu'il se la ferme. T'as une idée de pourquoi on lui a fait ça? Les images te reviennent malgré tout en tête. La pire baise de ta vie ? Sans doute oui, tu dis rien, tu te redresse lâchant son siège pour aller ouvrir la fenêtre assez grand. Trop pédé j'suppose. Ça devait pas plaire, et y'a quelqu'un qu'à eut l'courage de faire le nécessaire. Tu dis avec un sourire provocateur et vilain. Au fond... même sans Lys tu continues de débiter ces conneries, et c'est presque gerbant. Mais tant pis,t'es pas comme ça et tu t'arrêteras pas. Tu dis ça avec désinvolture, comme si ça te touchait pas, pire comme si ça te plaisait cette histoire et cette cause gerbante. T'être levé aide à te calmer, concentre tes nerfs sur cette action et évite de trop t'énerver, de trop te crispé. Pas que Lino est super intelligent mais bon il est pas con pour autant. Pas con mais pourtant t'es doué pour caché, pour mentir, même à toi alors y'a pas de risque tant que tu tu gardes ton calme, hein ?!