Quelle journée épuisante. Après quelques travaux pratiques à l’université, d’autres divergences d’opinions sur la protection de la planète avec deux ou trois égoïstes de ma classe, j’ai dû affronter la mauvaise humeur des clients impatients du fast-food où je bosse pour m’offrir mes études et aider à la colocation. Depuis le divorce de mes parents, je vis avec mon frère et l’un de ses amis et, j’avoue, je me sens bien à leur côté. Je m’y sens en sécurité. Certes, il arrive fréquemment que l’un ou l’autre oublie l’une des règles fondamentales de la vie en communauté, mais de manière générale, tout se passe pour le mieux. Aussi, suis-je pressée de retrouver le cocon familier et agréable du cosy appartement décoré avec goût par mon frère. Visuellement, il faut l’admettre, il est doué. Sans doute plus que moi. Pour ma part, j’ajouterais volontiers davantage de pop art à la déco, mais de bonne foi, j’admets volontiers que l’ensemble est des plus agréable.

Alors que je poussais nonchalamment la porte métallique de notre humble demeure, j’ai immédiatement été interpelée par le silence presque mortuaire qui y régnait. Il était déjà 18h, même un peu plus, et j’étais seule. S’il ne traînait pas, ça et là, quelques affaires appartenant au troisième larron, j’aurais juré du déménagement prématuré de l’un, et peut-être même de l’autre. Inquiète – j’avais besoin de visages amis pour que passe enfin le goût amer de ma journée pourrie – j’ai essayé de joindre mon frère au téléphone, mais je suis tombée sur le répondeur. Alors, j’ai pris le temps de me servir une tasse de lait chaud et de réfléchir sérieusement à « nous » préparer un repas savoureux. Après tout, depuis combien de temps n’ai-je pas bichonné les âmes de ces lieux ? À quand remonte la dernière fois où j’ai mis la main à la pâte en me mettant derrière les fourneaux ? Longtemps, il me semble. Or, j’aimais faire plaisir. Aussi, me suis-je mise à la tâche.

Après m’être lavé les mains, je me suis affairée en cuisine : un gratin d’aubergines à la sauce tomate. Une pointe de basilic. Beaucoup d’huile d’olive. Je n’avais plus qu’à enfourner pour quarante minutes. Le temps nécessaire à dresser la table et à me détendre devant la télévision. Il ne restait plus qu’à attendre mes impromptus convives bien loin de s’imaginer que je reprends peu à peu mes bonnes habitudes. Même celle beaucoup moins constructive. Calée dans le sofa, j’ai allumé la télévision, patiente et alerte aux moindres bruits, en l’occurrence une clé dans une serrure.

Je regardais ma montre. Il était déjà 18:30 et j'étais toujours assis à ma table du Coin-Op Game Room en train de perdre l'esprit devant mon écran d'ordinateur. J'étais dans l'écriture d'un papier depuis plus de six jours et me voir sécher de cette façon me désespérait. Je n'avais pas vécu une telle panne d'inspiration depuis six mois. Intérieurement, je bouillais de colère envers le monde du jeu vidéo qui n'avait pas fait une seule coquille depuis des semaines. Il était donc 18:30, largement l'heure de rentrer à l'appartement, d'autant plus que nous serions seuls ce soir avec Eliott et qu'il m'était donné de plus en plus rarement la possibilité de voir ma petite soeur. Je fourrais mon ordinateur et mes quelques notes dans mon sac et le chargeais sur mon épaule. Il me fallait encore prendre le tramway, puis le bus avant de sentir la tranquillité m'envahir dans ce lieu que l'on appelle « maison ». J'aurais aimé croiser quelqu'un dans le tramway, une personne qui aurait pu me donner l'inspiration, comme ma petite Charlie par exemple, grande gueule qui aurait toujours quelque chose à dire sur n'importe quel sujet. Mais je restais désespérément seul à écouter en boucle la chanson la plus insupportable du monde : le saxo-masochisme n'était pas loin. Je descendais du bus et marchais vite jusqu'à l'appartement, sentant la pluie arriver. Il était assez rare devoir de l'eau à San Diego autre que celle de l'océan, mais la météo faisait des siennes ces derniers temps : la planète allait vraiment mal. Les gouttes commençaient à tomber lorsque j'atteignais la porte de l'« immeuble » dans lequel j'avais trouvé l'appartement de mes rêves. J'entrais en vitesse après avoir déclenché la porte avec mon pass (vive la technologie). Je prenais l'ascenseur, n'ayant pas le courage, ni le temps, de monter les cinq étages à pied. Le dernier étage avait l'avantage d'avoir une belle terrasse donnant sur les palmiers et l'océan. J'insérais la clé dans la serrure et la tournais deux fois. En ouvrant la porte, je sentais l'odeur familière des bon petit plat de ma soeur. « C'est moi ! » criais-je machinalement. Je déposais mon sac dans l'entrée, sans prendre le temps de ranger mes affaires, et humais le parfum qui emplissait la pièce principale. « Tu as fait des aubergines à la tomate ? » Je la rejoignais sur le canapé et l'embrassais sur la joue. « Bonne journée ? » Je la regardais en souriant.