charlie & amelia

J'arrivais à l'heure au rendez-vous que j'avais fixé, une évidence pour moi mais rarement pour les personnes qui venaient de me rencontrer. J'étais plutôt le stéréotype du geek à la ramasse que de l'« homme d'affaire » qui devait s'assurer que son magazine était à la presse en temps voulu. Mais j'aimais étonner les gens de cette façon. J'entrais donc dans le Starbuck's à quinze heure pile, heure que j'avais proposé à Cassandra pour une rencontre à caractère purement scolaire. Je n'étais pas spécialement à l'aise avec le genre de fille qu'elle était et qui se rapprochait à l'évidence du stéréotype de la fille populaire. Je ne l'avais qu'entrevue en cours mais le professeur me donnait l'occasion de côtoyer l'objet de mes angoisses. Elle n'avait pas l'air méchante, mais j'aurais pu supplier le professeur de m'associer une autre personne que la pire des incultes. J'avais déjà une certitude : je serais sans doute l'unique personne de notre binôme à travailler. La seconde pensée qui me traversa l'esprit fut : « va-t-elle au moins se donner la peine de se présenter à notre rendez-vous ? » Le Starbuck's était plein et je n'apercevais pas ma camarade. J'allais me chercher un chocolat chaud puis m'assoir à une table à l'écart du brouhaha. J'avais choisi ce lieu pour une raison assez simple : je ne tenais pas à mettre mal à l'aise le jeune femme. J'avais plutôt l'habitude de me rendre au Coin-Op Game Room pour étudier, même si la tentation était souvent grande d'aller me libérer la tête avec une partie de Street Fighter sur une borne d'arcade. Mais l'ambiance aurait sans doute était désagréable pour elle, au milieu des geeks et de leur transpiration, une monde si loin du sien. Je sortais mon cours de droit des médias, cours optionnel que je partageais avec Cassandra et commençait à relire mes notes.

J’étais encore en retard : je courais en pleine rue tout en boutonnant à la hâte ma veste dans l’objectif de cacher le logo de Fringe qui se cachait en dessous. Objectivement, ce n’était pas mon meilleur look Cassandra, mais j’avais un cours en tant que moi-même juste avant et je n’avais pas eu le temps de retourner à l’appart me changer après avoir passé autant de temps dans les douches du gym universitaire à m’occuper de mes cheveux. Je m’arrêtai quelques secondes devant la porte du Starbucks, passant une main dans mes boucles chocolat, surprise par leur douceur. Je n’étais toujours pas habituée à me retrouver sans dreadlocks, et ce même si les miens n’avaient jamais été des « vrais ». Voilà, vous connaissez un des plus grands secrets d’Amelia Prince. Tout de même, passer d’une coiffure à l’autre me demandait toujours plus de temps que prévu et je commençais sérieusement à envisager les dreadlocks pour Cassandra. Autre chose à savoir sur moi : je déteste être en retard. Faire attendre les gens ne me plaît pas le moins du monde et c’est donc le cœur battant que j’entrai dans le café, cherchant mon coéquipier du regard. J’avais été jumelée avec Charlie Harrison. LE Charlie Harrison. Probablement que si j’avais été moi-même j’aurais bafouillé ou quelque chose, mais je crois que ça aurait été trop suspect que Cassandra bafouille devant l’ultime geek. Du coup, je m’étais contentée d’un hochement de tête, on échange nos numéros et hop ! je me sauve le plus loin possible... Je ne pouvais cependant pas faire pareil aujourd’hui, on devait discuter du travail. Travailler. Avec Charlie Harrison. Le Starbucks était bondé d’étudiants, je réprimai un frisson : je n’appréciais pas particulièrement les foules. Il me fallu une bonne minute pour repérer mon coéquipier, assis un peu à l’écart. Lui-même ne m’avait pas vue et je me laissai tomber dans la chaise à côté de lui, encore un peu essoufflée de ma course. « Mille fois désolée, je sais que je suis en retard. » Je sortis mon téléphone de ma poche avant de l’y ranger aussitôt : à gauche, le iPhone de ma sœur, qu’elle m’avait refilé pour les besoins de l’aventure, à droite, mon propre Nexus 5. Croisant les doigts pour que Charlie ne se soit aperçu de rien, je sortis cette fois le iPhone de ma poche, le déposant sur la table. « Alors, un mémoire de trente pages et une présentation de vingt minutes. On devrait s’en sortir vivants. » J’esquissai un sourire, faisant pivoter ma chaise dans sa direction.

J'entendais un poids tomber sur la chaise voisine. « Mille fois désolée, je sais que je suis en retard. » La demoiselle semblait essoufflée mais je ne lui demandais pas la raison de ce retard. Je l'excusais poliment, ne voulant pas commencer sur un mauvais ton. De plus elle n'avait que quelques minutes de retard qui étaient tout à fait excusables. Je rangeais un peu le bazar que j'avais mis sur la table de café, ayant pris mes aises et déjà marqué le terrain de mon habituel désordre organisé. Je sentais une agitation sous la table. La demoiselle venait de sortir son téléphone, elle avait un iPhone, cela ne m'aurait pas étonné plus que ça. Un 32 Go, pensais-je, avec une grande quantité d'applications shopping et beauté, et Candy Crush bien évidement "parce que c'est tendance et que ça rend trop accro". Je rigolais intérieurement. Bien sure, j'avais moi-même un iPhone 5, noir et 64 Go, mais j'en faisais un tout autre usage, digne d'un véritable Apple Addict et d'un véritable geek. C'était mon meilleur ami, mon assistant, il était connecté à mon MacBook et ma vie entière se trouvait à l'intérieur. Je le sentais d'ailleurs vibrer dans ma poche. Je le sortais de ma poche, un message de ma soeur me rappelant d'aller acheter du soja. « Alors, un mémoire de trente pages et une présentation de vingt minutes. On devrait s’en sortir vivants. » Surpris, je levais la tête, posant mon téléphone sur la table. J'avais imaginé un tout autre scénario, ou plutôt des tas d'autres scénarios : j'étais d'un naturel assez angoissé lorsque je me retrouvais en présence d'une fille qui ne connaissait pas la différence entre une Sega et une NES. Dans chacun des cas envisagés, elle ne savait pas du tout de quoi notre travail retournait. Je la regardais fixement avant de me rendre compte que mon attitude était sans doute très louche. Je secouais la tête pour me ressaisir. « Oui, c'est bien ça. Est-ce que tu as déjà une idée de thématique ? » Je posais rhétoriquement la question, connaissant très bien la réponse. Même si elle était au courant de l'étendue du travail qui se présentait à nous, je doutais qu'elle s'intéresse de près ou de loin à cette matière. J'arborais un sourire mi-narquois mi-vainqueur.

Je le regardais mettre un peu d'ordre dans ses affaires, fascinée malgré moi. Il y avait quelque chose d'étrange dans le fait de voir quelqu'un comme lui dans son « milieu naturel », si je puis dire. Quoiqu'une part de moi-même refusait d'accepter que Charlie Harrison aime étudier dans un vulgaire Starbucks. Je répétai les exigences du travail pour attirer son attention et il tourna son attention vers moi, me dévisageant un peu trop longtemps pour que cela soit confortable. J'esquissai un sourire nerveux, détournant le regard. « Oui, c'est bien ça. Est-ce que tu as déjà une idée de thématique ? » Si j'avais une idée de thématique ? J'en avais des tonnes. Le cours de Droits des médias de ma soeur en était un que j'avais choisi personnellement (abandonnant pour ce faire un cours de Droit des affaires qui avait l'air franchement ennuyant). Pivotant un peu sur ma chaise, je me rapprochai encore un peu de lui pour qu'il m'entende bien malgré les bruits environnants. « En fait, j'avais pensé qu'on pourrait se concentrer sur les médias "over the top" comme Hulu ou Netflix. Contrairement à la télé et à la radio, il sont très peu réglementés, c'est quasiment un vide juridique. On pourrait faire du droit comparé en allant voir comment on a géré leur encadrement dans d'autres pays, par exemple. » J'avais parlé d'un trait, sans vraiment reprendre mon souffle, comme une petite fille enthousiaste de raconter quelque chose. Réalisant cela, je sentis mes joues rougir. « Si ça t'intéresse aussi, bien sûr. 

« En fait, j'avais pensé qu'on pourrait se concentrer sur les médias "over the top" comme Hulu ou Netflix. Contrairement à la télé et à la radio, il sont très peu réglementés, c'est quasiment un vide juridique. On pourrait faire du droit comparé en allant voir comment on a géré leur encadrement dans d'autres pays, par exemple. » J'étais soufflé. Tout cela dépassait les limites de mon imagination. J'avais bien esquissé quelques idées sur ma feuille, mais je la cachais, à la limite de la honte. Alors que je me considérais comme un très bon élève, je me retrouvais face à une personne qui avait encore plus bossé le sujet que moi. Je ne savais plus où me mettre et la chaleur de la salle me donne une bonne excuse pour expliquer le rouge qui me montait aux joues. « Si ça t'intéresse aussi, bien sûr. » Elle aussi rougissait, et je me demandais bien pourquoi. Bien sûre que cela m'intéressait, c'était même une idée formidable, et celle-ci nous faisait de plus gagner un temps considérable. J'étais admiratif. J'esquissais enfin un sourire. Cette étude n'allait peut-être pas être aussi difficile que prévue. Je notais sur une feuille volante quelques notes que je ne devais en aucun cas oublier. Quand j'avais quelque chose qui traversait mon esprit, j'avais vite fait de l'oublier mais mes feuilles volantes, toutes accrochées sur un mur de ma chambre, me permettait d'avoir un « wall » de mes pensées. « C'est un sujet vaste, mais en concentrant notre discours sur un point principal, on devrait étonner du monde. » Le droit n'était pas vraiment mon fort. J'avais pris cette matière parce que cela devenait indispensable. Etre blogueur, vivre d'internet, c'était devoir jongler avec les lois explicites et implicites mais je ne connaissais du sujet que mon expérience personnelle. À présent, je devais connaitre les lois de la presse écrite sur le bout des doigts. « Je pense que tu vas mener la barque, je suis un bon essayiste, mais je pense que tu es plus calée que moi sur le droit. » La situation se déridait, mon regard sur elle changeait. Je gardais quand même une certaine distance et ne portait pas mon jugement à sa vue.